« La mafia du fromage : le cartel secret qui fixe les prix depuis 1914 » LE SUNDAY BRIEF - Épisode 2 Durée: 15 minutes

L'épisode explique l'histoire et l'impact du cartel fromager suisse, surnommé la « Mafia du Fromage ».

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LE SUNDAY BRIEF Episode 2 Fromage
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RÉSUMÉ

L'épisode explique l'histoire et l'impact du cartel fromager suisse, surnommé la « Mafia du Fromage ». Il révèle comment l'Union Suisse du Fromage, créée en 1914, a fonctionné comme un monopole légal pendant 85 ans pour manipuler les prix, les quotas de production et l'exportation. Le texte explique comment le cartel a éliminé la diversité des variétés fromagères et a réussi à inventer des traditions nationales, comme la fondue et la raclette, par le biais de vastes campagnes marketing. Il expose également la corruption massive qui a conduit à la dissolution officielle de l'Union, soulignant que les organisations qui lui ont succédé perpétuent aujourd'hui la même structure pour maintenir des prix artificiellement élevés, imposant ainsi un coût significatif et caché aux consommateurs suisses.

ÉPISODE COMPLET

CONTEXTE

Chaque Suisse consomme environ 22 kg de fromage par an. Cela représente près de 50 livres de gruyère, d'emmental et d'appenzeller qui circulent dans l'économie suisse. Mais voici ce dont personne ne parle : le prix que vous payez pour ce fromage n'est pas déterminé par l'offre et la demande ou les forces du marché libre. Il est contrôlé par un cartel centenaire qui opère avec la bénédiction du gouvernement suisse. Bienvenue dans le monde de l'Union suisse du fromage, ou comme l'appellent les initiés, la « mafia du fromage » – un monopole légal qui a contrôlé tous les aspects de l'industrie laitière suisse pendant 85 ans et dont l'influence continue de déterminer le prix que vous payez aujourd'hui.

LA NAISSANCE DU CARTEL

En 1914, alors que l'Europe sombrait dans la Première Guerre mondiale, la Suisse créait quelque chose d'aussi agressif, mais de bien plus délicieux : la Schweizerische Käseunion, l'Union suisse du fromage. L'histoire officielle était noble : protéger les petits agriculteurs de la volatilité du marché, garantir des normes de qualité, préserver la tradition. La réalité était une pure manipulation économique à l'échelle nationale.

Avant 1914, la Suisse produisait plus de 1 000 types de fromages différents. Les petits villages avaient leurs propres variétés, des recettes transmises de génération en génération, chacune avec des saveurs et des textures uniques. Cinq ans après la création de l'Union, ce nombre est tombé à moins de 30. L'Union ne se contentait pas de réglementer le fromage, elle décidait quel fromage méritait d'exister.

Le mécanisme était brillant par sa simplicité. Le gouvernement a donné à l'Union le contrôle total sur les prix du lait, les quotas de production de fromage et les licences d'exportation. Si vous étiez agriculteur, vous vendiez votre lait à l'Union au prix qu'elle fixait ou vous ne vendiez pas du tout. Si vous étiez fromager, vous produisiez ce que l'Union vous disait de produire, dans les quantités qu'elle spécifiait, ou vous perdiez votre licence. Si vous essayiez de fabriquer du fromage en dehors du système, vous risquiez des amendes qui pouvaient ruiner votre famille.

LES ANNÉES GÉNÉREUSES DU CONTRÔLE

Dans les années 1950, l'Union suisse du fromage, qui était une mesure de guerre, était devenue l'une des organisations les plus puissantes de Suisse. Elle contrôlait une industrie qui rapportait 800 millions de francs par an, soit près de 3 milliards de francs actuels. Mais son pouvoir allait bien au-delà de l'économie.

L'Union a créé ce que les économistes appellent aujourd'hui une « pénurie artificielle ». Elle a découvert qu'en limitant la production de certains fromages, elle pouvait tripler ou quadrupler les prix. Le gruyère, qui était un fromage fermier courant, est soudainement devenu un produit de luxe. L'Union détruisait chaque année des milliers de meules de fromage parfaitement comestibles, les brûlant littéralement dans des fours industriels, afin de maintenir les prix élevés.

Hans Mettler, ancien employé de l'Union, a révélé en 1999 qu'ils entretenaient un entrepôt secret à Thoune où ils stockaient ce qu'ils appelaient la « réserve stratégique de fromage ». Non pas pour les urgences ou la sécurité alimentaire, mais pour manipuler les prix du marché. Lorsque les prix baissaient, le fromage disparaissait dans l'entrepôt. Lorsqu'ils voulaient que les prix augmentent, l'entrepôt restait fermé.

Le service marketing de l'Union a inventé des traditions qui n'ont jamais existé. Cette image de bergers suisses fabriquant du fromage dans des chalets alpins selon des méthodes ancestrales ? L'Union l'a créée dans les années 1960. La plupart des fromages suisses étaient déjà produits dans des usines modernes, mais l'Union a dépensé des millions pour créer un récit fictif qui lui permettrait de pratiquer des prix élevés.

LA CONSPIRATION DE LA FONDUE

Le plus grand triomphe de l'Union n'était pas de contrôler la production, mais de contrôler la consommation. Dans les années 1930, la fondue était un plat régional du canton de Fribourg, consommé principalement par les agriculteurs qui avaient besoin d'utiliser du fromage vieux et du pain rassis. L'Union suisse du fromage y a vu une opportunité.

À partir de 1955, elle a lancé l'une des campagnes marketing les plus réussies de l'histoire. « La fondue met de bonne humeur » est devenu le slogan national. Elle a payé les restaurants pour qu'ils ajoutent la fondue à leurs menus. Elle a subventionné des services à fondue comme cadeaux de mariage. Elle a même convaincu l'armée suisse d'ajouter la fondue aux rations des soldats, affirmant qu'il s'agissait d'un « repas traditionnel des guerriers », bien qu'il n'existe aucune preuve historique que les soldats suisses aient jamais mangé de fondue au combat.

En 1970, la consommation de fondue avait augmenté de 3 000 %. La famille suisse moyenne mangeait de la fondue une fois par semaine. L'Union avait réussi à convaincre toute une nation que le fromage fondu était son devoir patriotique. Et comme la fondue nécessite des fromages spécifiques – le gruyère et le vacherin – l'Union pouvait contrôler les prix encore plus efficacement.

La campagne prit une dimension mondiale. L'Union dépensa 50 millions de francs pour promouvoir la fondue à l'international, créant des « chalets suisses » dans les grands magasins de Tokyo à New York. Elle inventa la règle selon laquelle si vous laissiez tomber votre pain dans la fondue, vous deviez offrir une tournée de boissons – ce n'était pas une tradition ancienne, mais un stratagème marketing des années 1960 pour vendre plus de vin en accompagnement du fromage.

LA RÉVOLUTION DE LA RACLETTE

Non contente du succès de la fondue, l'Union s'est intéressée à un autre plat régional : la raclette. En 1965, la raclette était consommée presque exclusivement dans le Valais. L'Union y a vu une nouvelle opportunité de manipuler le marché.

Elle a développé et breveté le grill à raclette électrique en 1968, puis a subventionné sa production et sa distribution. En l'espace d'une décennie, tous les foyers suisses possédaient un appareil à raclette. Elle a créé le « jeudi raclette » comme concept marketing, le positionnant comme le repas familial idéal en milieu de semaine. Les ventes de fromage à raclette ont augmenté de 2 000 % entre 1968 et 1978.

Mais voici la partie vraiment cynique : des documents internes révélés en 2003 ont montré que l'Union créait délibérément des pénuries de fromage avant Noël chaque année. Elle limitait les livraisons de fromage à raclette en novembre, provoquant des achats paniqués en décembre à des prix 40 % plus élevés que la normale. Les familles suisses étaient littéralement victimes de prix abusifs pour leurs traditions de Noël.

LE SCANDALE DE CORRUPTION

L'empire de l'Union suisse du fromage a commencé à s'effondrer en 1998 lorsqu'un lanceur d'alerte a révélé une corruption massive au sein de l'organisation. Le scandale, connu sous le nom de « Käsegate », a secoué la Suisse plus que toute autre controverse politique de la décennie.

Les dirigeants de l'Union avaient accepté des pots-de-vin de certains producteurs afin de favoriser leur fromage dans les quotas d'exportation. Le directeur général avait un compte personnel aux îles Caïmans avec 15 millions de francs, provenant tous de pots-de-vin liés à des transactions de fromage. Le directeur marketing possédait trois hôtels en Espagne, achetés avec des fonds destinés à la promotion du fromage suisse à l'étranger.

Mais le véritable choc a été la découverte du « Parlement du fromage », des réunions secrètes annuelles au cours desquelles l'Union décidait quels producteurs réussiraient et lesquels échoueraient. Les participants ont ensuite témoigné de la remise d'enveloppes remplies d'argent liquide sous les tables, de votes achetés 50 000 francs chacun et de menaces contre toute personne s'opposant aux décisions de l'Union.

L'enquête a révélé que l'Union avait détruit plus de 10 000 tonnes de fromage parfaitement comestible entre 1970 et 1990 afin de maintenir les prix. Cela représente suffisamment de fromage pour nourrir toute la Suisse pendant une année entière, délibérément détruit alors que l'Union invoquait des « difficultés de production ».

LE CARTEL MODERNE

L'Union suisse du fromage a été officiellement dissoute en 1999, mais les organisations qui lui ont succédé – Fromage Suisse, Switzerland Cheese Marketing et l'Interprofession du Gruyère – ont hérité à la fois de ses méthodes et de son état d'esprit. Le cartel n'a pas disparu, il a évolué.

Aujourd'hui, l'Interprofession du Gruyère contrôle 95 % de la production mondiale de gruyère. Elle poursuit en justice quiconque ose utiliser le nom « gruyère » en dehors de son système – elle a dépensé 8 millions de francs en frais de justice pour la seule année 2023. Elle maintient des quotas de production qui maintiennent les prix artificiellement élevés. Un kilogramme de gruyère coûte 35 francs en Suisse, mais le même fromage, fabriqué dans la même usine, se vend 12 euros en France sous un autre nom.

Les « Sortenorganisationen » (organisations de variétés) fonctionnent exactement comme l'ancienne Union, mais avec une meilleure communication. Elles contrôlent les prix du lait, fixent les quotas de production et maintiennent des prix minimaux. La seule différence est qu'elles disposent désormais de sites web et de rapports de développement durable pour donner une image légitime.

Switzerland Cheese Marketing dépense 20 millions de francs par an pour promouvoir le fromage suisse, en utilisant les mêmes tactiques que l'ancienne Union. Ils ont convaincu la génération Y que le fromage suisse « artisanal » vaut 300 % de plus que ses équivalents français ou italiens. Ils ont créé des sommeliers du fromage, du tourisme fromager, des spas fromagers – tout ce qui peut permettre de maintenir la structure de prix élevés.

LE PRIX QUE VOUS PAYEZ

Les chiffres sont stupéfiants. Des études économiques estiment que les consommateurs suisses paient 2,3 milliards de francs de plus par an pour les produits laitiers qu'ils ne le feraient dans un marché libre. Cela représente environ 270 francs par personne et par an, soit essentiellement une taxe cachée sur le fromage qui sert directement à maintenir les marges bénéficiaires du cartel.

Une étude réalisée en 2019 par l'université de Saint-Gall a révélé que les prix du fromage suisse sont 68 % plus élevés que la moyenne européenne, même en tenant compte des salaires et des coûts plus élevés en Suisse. La différence ? Une manipulation du marché déguisée en « contrôle qualité » et « préservation de la tradition ».

Le marché de l'exportation révèle la vérité. Le fromage suisse vendu aux États-Unis coûte moins cher que dans les supermarchés suisses, malgré les frais de transport et les droits d'importation. Pourquoi ? Parce que les marchés étrangers ne tolèrent pas les prix gonflés que les consommateurs suisses acceptent comme normaux. Le cartel sait que les consommateurs suisses sont prêts à payer le prix fort pour la « tradition », et c'est ce qu'ils font.

L'EMPRISE PSYCHOLOGIQUE

La plus grande réussite du cartel du fromage n'est pas d'ordre économique, mais psychologique. Il a convaincu le peuple suisse que le fromage cher est synonyme d'identité suisse. Que payer 40 francs pour un kilo d'Appenzeller n'est pas du racket, mais de la préservation culturelle.

Une enquête réalisée en 2021 a révélé que 78 % des Suisses estiment que leur fromage est « fondamentalement supérieur » à tous les fromages étrangers, alors que des tests de dégustation à l'aveugle montrent que la plupart ne peuvent pas distinguer le gruyère suisse du comté français. Le cartel a créé une mythologie nationale si puissante que les consommateurs suisses participent volontiers à leur propre exploitation.

Les organisations continuent d'utiliser la peur comme un outil. Elles affirment que sans contrôle des prix et sans quotas, la tradition fromagère suisse disparaîtra, les petits agriculteurs feront faillite et le pays sera inondé de produits étrangers de qualité inférieure. C'est le même argument que l'Union a avancé en 1914, et il fonctionne toujours.

L'EXPANSION INTERNATIONALE

Non contentes de contrôler la Suisse, les organisations fromagères se lancent à la conquête du monde. Elles font pression sur l'UE pour qu'elle reconnaisse les noms des fromages suisses comme des appellations protégées, essayant essentiellement de créer un monopole mondial sur des termes tels que « Gruyère » et « Emmental ».

Elles ont déjà gagné dans plusieurs pays. En 2023, un tribunal américain a statué que seul le fromage fabriqué en Suisse pouvait être appelé Gruyère en Amérique, alors que les producteurs américains fabriquent le même type de fromage depuis plus d'un siècle. Le coût juridique ? 12 millions de francs, payés par les contribuables suisses via les subventions agricoles.

Les organisations visent désormais l'Asie. Elles dépensent 30 millions de francs pour convaincre les consommateurs chinois que le fromage suisse est un produit de luxe qui vaut son prix. Elles créent des « Swiss Cheese Houses » à Shanghai et Pékin, des répliques de chalets alpins où les Chinois fortunés peuvent payer 200 yuans pour une fondue qui coûte 30 francs à Genève.

LE MOUVEMENT DE RÉSISTANCE

Certains agriculteurs et fromagers suisses ripostent. Les petits producteurs qui souhaitent expérimenter de nouvelles variétés ou vendre directement aux consommateurs sont confrontés à des menaces juridiques et à la perte de leurs subventions. Un groupe appelé « Free Cheese Switzerland » (Fromage libre Suisse) a documenté des cas d'intimidation et de manipulation du marché.

En 2022, un petit producteur d'Appenzell a tenté de faire vieillir son fromage pendant 36 mois au lieu des 18 mois obligatoires. L'organisation Appenzeller l'a poursuivi en justice, l'a contraint à détruire 500 meules de fromage et lui a infligé une amende de 100 000 francs. Son crime ? Avoir créé un produit qui aurait pu se vendre à un prix plus élevé que l'Appenzeller officiel.

Les jeunes fromagers formés en France ou en Italie reviennent en Suisse avec de nouvelles idées, mais découvrent qu'ils ne peuvent les mettre en œuvre sans l'accord des organisations de variétés. Beaucoup abandonnent et quittent le pays, provoquant une fuite des cerveaux dans le domaine de l'innovation laitière suisse.

LA VÉRITÉ CACHÉE

L'industrie fromagère suisse emploie environ 35 000 personnes, mais contrôle un marché d'une valeur de 3,5 milliards de francs. Cela représente 100 000 francs de revenus par employé, l'un des ratios les plus élevés de toutes les industries mondiales. Où va cet argent ? Pas aux agriculteurs, qui sont confrontés à une augmentation des coûts. Ni aux employés du commerce de détail, qui gagnent le salaire minimum. Il disparaît dans la bureaucratie d'organisations qui existent principalement pour se perpétuer.

Des documents internes divulgués en 2020 ont révélé que Switzerland Cheese Marketing dépensait plus en primes pour ses cadres qu'en promotion du fromage. Le directeur de l'organisation Gruyère gagne plus qu'un conseiller fédéral. Les « inspecteurs de qualité » qui évaluent le fromage conduisent des Porsche et possèdent des maisons de vacances à Gstaad.

Le gouvernement suisse continue de soutenir le système par le biais de subventions et d'une législation protectrice. Pourquoi ? Parce que le lobby du fromage est l'un des plus puissants de Berne. Il contribue à hauteur de millions à des campagnes politiques. Il emploie d'anciens politiciens comme « consultants ». Il a créé un système trop important et trop ancré pour échouer.

LE CYCLE PERPÉTUEL

Aujourd'hui, lorsque vous achetez du fromage suisse, vous n'achetez pas seulement un produit laitier. Vous adhérez à un système centenaire de manipulation du marché, de pénurie artificielle et de contrôle psychologique. Chaque fois qu'un Suisse sert fièrement une fondue à des invités étrangers, il perpétue un mythe marketing créé par un cartel. Chaque meule de gruyère hors de prix exportée vers l'Amérique renforce le système.

L'ironie, c'est que le fromage suisse est vraiment excellent. Les agriculteurs sont compétents, la qualité du lait est élevée et les traditions – les vraies, pas celles qui ont été inventées – permettent d'obtenir des produits merveilleux. La Suisse n'a pas besoin d'un cartel pour fabriquer du bon fromage. Mais après un siècle de manipulation, l'industrie ne peut imaginer exister sans lui.

Lorsque l'Union suisse du fromage a été dissoute en 1999, les journaux ont parlé de la fin d'une époque. En réalité, il s'agissait simplement d'un changement d'image. La mafia du fromage n'a pas disparu : elle a obtenu un diplôme en marketing et s'est imposée sur les réseaux sociaux. Le cartel qui opérait autrefois dans des salles enfumées opère désormais dans des bureaux vitrés, avec des certifications de durabilité accrochées au mur.

La prochaine fois que vous paierez 45 francs pour un kilo de gruyère, rappelez-vous que vous ne payez pas pour le fromage. Vous payez pour un siècle de manipulation du marché, des décennies de propagande et un cartel qui a convaincu toute une nation que payer trop cher pour des produits laitiers est un devoir patriotique. L'Union suisse du fromage a peut-être disparu, mais son fantôme fixe le prix de chaque meule de fromage en Suisse.

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